INAUGURATION
6 JUIL. 2013

Le Splendid

Wilfrid Almendra

Un projet réalisé dans le cadre de l’action Nouveaux commanditaires proposée par la Fondation de France. Une œuvre propriété du Conseil Général de la Nièvre cofinancée par la Ville de Pougues-les-Eaux.
Médiation : Le Consortium, Centre d’art contemporain, Dijon et Le Parc Saint Léger, Centre d’art contemporain, Pougues-les-Eaux.

Wilfrid Almendra Le Splendid, 2013

Conçue par Wilfrid Almendra (né en 1972 à Cholet) et réalisée dans la partie est du parc thermal, à proximité du bâtiment où était mise en bouteille l’eau de Pougues – qui accueille désormais les expositions du centre d’art contemporain -, Le Splendid est une œuvre pérenne en forme d’aire de jeu qui puise ses origines dans une mémoire double.
Pour une part déployée en îlot de béton là où s’est élevé, entre 1884 et 1977, le « Splendid Hôtel » – qui fut rasé après avoir notamment servi de refuge à l’armée allemande pendant l’occupation -, la construction de Wilfrid Almendra convoque l’histoire thermale du parc pour s’établir sur le site. Des modules en béton, dont la forme évoque autant des plaques pliées par les mouvements tectoniques du sol que des rampes de lancement obliques, surgissent de terre en quatre ensembles aux tracés irréguliers, qui suivent les fondations du bâtiment disparu en laissant apparaître, ça et là, les traces identifiables du plan de masse de cet ancien hotel. Exhumation du plan, en même temps que d’un passé enseveli, les espaces depuis longtemps démolis se dressent à présent en ruines artificielles et lisses, jonchées de prises pour les arpenter, et ainsi prêtes à être activées par les assauts passionnés des enfants.

Ces modules hétérogènes, ponctués de divers éléments de mobilier extérieur au dessin géométrique, forment le cadre faussement archéologique où est érigé la structure centrale : une tour de métal et de plaques d’acier colorées haute de près de 8 mètres. Citation architecturale faite à l’artiste hollandais Constant Nieuwenhuys, dit Constant, cet entrelacs de poutres qui se hisse au centre du dispositif excavé, et sur lequel il est en partie possible de grimper, fait cette fois basculer l’œuvre dans une certaine histoire des idées. Ici, la tour fait référence à l’unique fragment réalisé d’un projet d’urbanisme utopique intitulé New Babylon, que Constant développa au cours des années 1960. Imaginé pour la Lune – un espace encore vierge de construction – cet ensemble architecturé devait incarner un parfait exemple de ville pour un monde futur où les hommes, enfin libérés de leurs obligations laborieuses, seraient exclusivement concentrés sur leurs loisirs. Verticale et dégagée au sol, reposant sur des piliers solides, cette cité favorisait un mode de vie nomade dans un monde construit pour répondre aux désirs de mobilité et de créativité de l’homme nouveau.
À Pougues-les-Eaux, Wilfrid Almendra entrecroise les histoires et les formes pour produire un paysage hybride, artificiel, et construire un monument morcelé à l’enthousiasme créatif des enfants. Si l’intérêt qu’il porte à Constant atteste une continuation critique vis à vis d’un idéal de vie pavillonnaire, standardisé et individuel, l’artiste trace cependant les lignes de fuite d’un rapprochement fondé sur l’activité ludique et dirige en direction des plus jeunes les arguments d’un « jouer ensemble », érigé sur les vestiges d’une mémoire désormais retrouvée.

Franck Balland

 

Formes de situations

Au commencement, il y a la découverte de l’unique trace photographique de la tour Monument for reconstruction présentée par le peintre et architecte situationniste néerlandais Constant Nieuwenhuys dit Constant à la grande exposition E55 consacrée à l’énergie à Rotterdam en 1955, étape de recherche à caractère métonymique de son projet utopique plus global et modèle sociétal intitulé New Babylon. Cité nomade dans une société affranchie du labeur, elle devait illustrer un monde dans lequel parler d’art ou d’architecture en tant que disciplines distinctes n’aurait plus de sens, de même que parler de maisons, de routes et de lieux de travail. La ville serait, au contraire, pensée dans une construction créative collective et ludique comme une nouvelle activité de transformation de l’espace urbain. Monument for reconstruction affiche ainsi sa dimension symbolique à la gloire de ce monde à venir. Posé au beau milieu d’un parc zoologique, il se donne à voir comme une élévation composée d’un entrelacs de poutres métalliques et de bois coloré autour de laquelle des enfants jouent sous le regard bienveillant de leurs mamans.

Plus de soixante années après son démantèlement, le regard de Wilfrid Almendra s’arrête sur l’image de cette tour dont il va s’approprier à la fois la structure et le titre. La rencontre n’a rien de fortuit. Au contraire, la forme autant que les valeurs portées par l’édifice, symptomatique des projections architecturales d’une Europe en reconstruction, évoluent au cœur des champs d’investigation de l’artiste français. De longue date, son travail observe, déplace, réévalue et réagence en permanence les problématiques soulevées par ces utopies collectives dont a désormais eu raison une société contemporaine occidentale structurée par les aspirations individualistes. Wilfrid Almendra voit dans la proposition de Constant à la fois l’expression d’une aspiration identifiée dans l’histoire et le postulat technique de sa mise en œuvre. La facture de Monument for reconstruction se veut la démonstration qu’il est possible d’adapter les moyens de l’industrie au secteur du bâtiment pour produire, comme le professait Jean Prouvé « des maisons usinées comme des automobiles » et répondre, dans le même temps, aux besoins et contraintes économiques de l’époque 1. De plus, au-delà du projet utopique de New Babylon, la tour se livre à son regardeur comme une architecture ouverte dont les espaces sont définis par des plaques colorées, certes à la complexité formelle manifeste mais sans attribution fonctionnelle revendiquée, et laisse ainsi Wilfrid Almendra libre de lui inventer un devenir.

Comme pour sa série Killed in Action (Case Study Houses) (2009) – ses recherches plastiques sur les plans de masse des Case Study Houses californiennes, expérience programmatique de l’après-guerre de construction d’unités d’habitation ultramodernes, fonctionnelles et économiques – il va prendre appui sur cette occurrence concrète pour la faire évoluer vers des formes, échelles, fonctions et situations générées par sa propre pratique artistique et alimenter dans le même temps les problématiques qui animent cette dernière. Puisque l’art de Wilfrid Almendra procède d’un aller et retour permanent entre les sphères dites du white cube et de l’espace public, se saisir aujourd’hui de Monument for reconstruction constitue en quelque sorte pour lui une réponse à un débat aussi éculé qu’aride qui consiste à renvoyer dos à dos ces pratiques. Pour cet artiste enfant de la mondialisation qui envisage nécessairement la question dans une perspective globalisée, c’est là l’occasion d’affirmer une approche personnelle nourrie aussi bien du déplacement et de l’appropriationnisme que de l’ancrage local. Le projet va ainsi naturellement user de la mobilité pour se déployer dans quatre sculptures qui voyageront de lieux d’art en contextes spécifiques au gré des opportunités professionnelles et des nécessités problématiques.

L’expédition dans laquelle Wilfrid Almendra embarque Monument for reconstruction commence ainsi en Charente- Maritime à Faute-sur-Mer. Emblématiques d’un développement exponentiel et irrationnel de la société de loisirs des Trente Glorieuses en France, les lotissements de ce village touristique de la côte ouest française ont été partiellement construits en zones inondables. En 2010, la nature, par l’entremise d’une tempête d’une rare violence, reprend ses droits en réduisant à néant ces architectures fragiles. Une fois la mer retirée et les décombres déblayés, l’artiste part à la recherche des montants de vérandas et autres éléments structurels des pavillons détruits, dispersés dans les déchetteries alentours. Le sculpteur « trace » ces matériaux qui deviendront matières pour donner corps à deux sculptures interprétant en réduction l’image de la tour de Constant dont il inverse l’intitulé. À l’évidence, Reconstruction for a Monument I et II soulignent une certaine faillite de l’utopie individuelle pavillonnaire et relèguent dans le même temps Monument for reconstruction à une histoire révolue à qui cette réinterprétation sculpturale éviterait de sombrer dans l’oubli. Cela dit, on a du mal à croire que Wilfrid Almendra a une quelconque intention de se poser en redresseur de torts. L’exploitation des vestiges de la tempête Xintia n’a d’ailleurs rien de cynique ni de sentimentaliste. Il affiche une sincère empathie pour les victimes tout en conservant réserve et humilité. Quoique puissent induire leurs titres, les deux œuvres ne se veulent pas monuments. Leur mobilité et leurs lieux de monstration, de la Foire Internationale d’Art Contemporain de Paris au Museum of Contemporary Art de Chicago, neutralisent une lecture symboliste et les éloignent d’une destination mémorielle. Il faut plutôt voir dans ces sculptures la première étape d’un parcours à travers lequel l’artiste va faire évoluer la forme qu’elles portent en fonction des contextes rencontrés.

Ces activations résolument postmodernes passeront en premier lieu par l’objection du principe de nomadisme de New Babylon par l’installation pérenne. La poursuite du projet prend, en effet, ses distances avec l’universalisme du situationniste pour affirmer que la fonction sociale de l’art telle qu’elle peut être saisie par un sculpteur français en ce début de vingt-et-unième siècle implique l’inscription durable de l’œuvre dans des problématiques situées. Ce positionnement amènera Wilfrid Almendra à proposer d’investir deux sites à la fois très éloignés géographiquement, culturellement et sociologiquement, mais indéniablement complémentaires au sein de son processus d’exploration des enjeux contemporains de l’esthétique moderniste : la campagne française et le désert du sud-ouest américain. Il y trouvera la motivation artistique d’une nouvelle attribution au monument revisité dans une même proposition faite aux plus jeunes. Ce sera désormais une aire de jeu. Ce glissement vers un objet fonctionnel activé par les enfants constitue, à ses yeux, une réponse aussi légitime que généreuse à l’enthousiasme manifeste des bambins repéré sur l’image de 1955.

D’un côté de l’Atlantique, il répond à une commande du programme des Nouveaux commanditaires pour le parc du Centre d’art contemporain du Parc Saint Léger à quelques embrasures de Nevers en Bourgogne. L’institution artistique est née de l’idéal politique hexagonal de la culture comme élément déterminant de l’aménagement du territoire pour palier le supposé désert français. Aux Etats-Unis, il choisit la ville texane de Marfa, aux confins d’un autre désert, climatique celui-ci mais en rien artistique car bien avant lui investi par la figure tutélaire de Donald Judd. Le monstre sacré de l’art minimal s’y installe dès le début des années 1970 pour fuir la folie de New York. La bourgade deviendra par la suite une Mecque de l’art. Deux continents différents, deux visions de l’exode urbain de l’art, deux aventures parallèles qu’a priori tout oppose jusque dans le type d’adresse. En effet, en France, c’est la communauté par l’entremise de la Fondation de France, responsable du programme, qui commande à l’artiste de travailler à la création d’un complexe ludique, tandis qu’à Marfa, Wilfrid Almendra adopte la posture aussi conquérante que philanthropique de Donald Judd en anticipant la demande communautaire. En Bourgogne, Monument for reconstruction se veut le pivot d’un environnement modulaire. Il en évacue l’élévation pour se répandre sur une prairie du parc thermal à l’endroit même où se dressait jadis l’hôtel Le Spendid, resté tristement célèbre pour avoir été occupé par les forces allemandes durant la seconde guerre mondiale. Le site de l’établissement – dont il ne reste aujourd’hui que les fondations – est activé pour devenir quelque complexe archéologique d’où se dégagent tubulures métalliques et blocs de béton. À partir du plan masse du bâtiment, Wilfrid Almendra souligne par mouvements de terrain, les emprises aux sols de certains espaces de l’hôtel. Les spectres bétonnés de la bibliothèque, d’une chambre ou du salon surgissent ainsi de la verdure pour s’inventer surfaces de jeu. Construite à proximité immédiate d’une zone pavillonnaire, cette sculpture praticable en assoit autant qu’elle en utilise les proportions et matériaux standard de fabrication. À l’inverse, son cousin d’Amérique préserve sa hauteur originelle de seize mètres. L’assemblage de structures de panneaux d’affichage, attributs symptomatiques des grandes agglomérations de la Sun Belt au cœur de laquelle se situe Marfa, s’affirme paradoxalement dans sa verticalité comme l’élément structurant d’un complexe éducatif et sportif typiquement suburbain et déstabilisant d’une ville principalement horizontale. Wilfrid Almendra prend ici le parfait contre-pied de Donald Judd qui prônait que le paysage construit existant devait servir d’étalon pour les œuvres produites, envisageant ainsi une conjugaison harmonieuse de l’ancien et du neuf. Il écrivait alors avoir « pris soin d’essayer d’inclure les bâtiments existants dans un complexe général. […] Les bâtiments anciens ne doivent pas niveler par le bas les récents ni les récents dénigrer les anciens. Les conflits qu’on observe partout entre ancien et récent sont évitables. »2 Autant technique que conceptuelle, la critique de l’autonomie de l’art véhiculée par les objets spécifiques de l’Américain peut paraître un brin brutale mais elle est avant tout dynamique et vivante au yeux de l’artiste qui voit dans l’installation de l’objet à Marfa une évolution logique de la communauté urbaine.3

Monument for reconstruction revu reflète avant tout la distance prise par Wilfrid Almendra par rapport aux figures tutélaires qu’il invoque. Que reste-t-il de la forme originelle de Constant à l’issue de ce voyage au cours duquel elle aura été bousculée sans ménage par le sculpteur ? Un corpus manifeste et charnière dans le parcours artistique de Wilfrid Almendra qui ouvre la voie à une réévaluation contemporaine d’un idéal aujourd’hui tombé en désuétude. La cartographie dessinée par les occurrences et étapes du projet trouve en effet résonances bien au delà du travail du sculpteur comme autant d’actualisations de l’aspiration proprement situationniste d’une création collective en perpétuelle évolution. De la Charente à Chicago, de la Nièvre au Texas, l’œuvre dans son apparition est envisagée comme un réseau au sens où l’entend Bruno Latour, une combinaison relationniste dynamique entre les humains et les choses qui agissent en médiateurs ou intermédiaires les uns avec les autres.4 On appréhende ainsi le travail artistique et sa situation ou, en d’autres termes, la pièce autant que la manière dont celle-ci est appréhendée dans son contexte de réalisation. Chacune d’entre elles trouve sa validité dans un aller-retour constructif entre auteur, regardeur et usager. Une belle prolongation du plaidoyer de Constant pour qui « le processus échappe au contrôle d’un seul, mais il importe peu de savoir qui en est à l’origine ni par qui il sera infléchi par la suite. »5 Car une fois posées, les sculptures de Wilfrid Almendra poursuivent leur construction au sein de la communauté dans l’empirisme du regard et du geste des enfants.

Étienne Bernard

1-  Jean Prouvé, conférence Il faut des maisons usinées, le 6 février 1946 à Nancy.
2- Donald C. Judd, « Marfa, Texas », in Chinati, the vision of Donald Judd, Marfa, TX, The Chinati Foundation, New Haven, Yale University Press, 2010, p. 280.
3-  Note de rédacteur : au moment de l’impression de cet ouvrage, ces deux articulations étaient toujours en développement. 4 Bruno Latour, Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006.
5-  Constant Nieuwenhuys, « New Babylon », in Claire Doherty (éd.), Situations, London, Whitechapel Gallery, Cambridge, MA, The MIT Press, coll. Documents of Contemporary Art, 2009, p. 123.