EXPOSITION
DU 04 JUIL. AU 30 SEPT. 1998

Les ordonnances de l’eau

MARTINE ABALLÉA, MARINA ABRAMOVIC, FABRICE HYBERT, LAURENT MORICEAU, KLAUS RINKE, NIGEL ROLFE, CLAIRE ROUDENKO-BERTIN, JON TOWER

Pour son exposition estivale, le Centre d’Art Contemporain a cherché à visiter l’histoire du lieu et son passé thermaliste, en proposant une exposition réunissant des œuvres qui questionnent les rapports du corps avec l’eau. Comme on le sait, le corps est essentiellement constitué d’eau, il entretient avec cette substance un rapport de dépendance. Rapport de sensualité, de violence, l’eau et le corps sont confondus. L’eau, fluide, est communication avec le monde, elle contient des informations cosmiques et telluriques, elle se charge de l’histoire des lieux. L’eau est le point de contact le plus évident avec la nature, le plus proche de notre matérialité. L’eau est plaisir, fête, l’eau peut être synonyme de mort, d’agression, l’eau est bienfaitrice et dangereuse, elle est le bien et le mal. Traditionnellement liée à la féminité, à la naissance, l’eau est une matière qui n’a pas de forme définie, si ce n’est celle de son contenant, elle est horizontalité, immanence.

Le titre « Les ordonnances de l’eau », dû à l’artiste Claire Roudenko-Bertin, au delà de la connotation médicale, bénéfique, souligne l’importance de cette substance sur nos vies, son aspect originel, premier.

Klaus Rinke appartient à cette génération d’artistes qui, au début des années 1960, a sensiblement bousculé les codes et les traditions de l’art. Une grande partie de son travail s’est construite autour de ce questionnement sur l’eau, et a pris la forme de performance, d’actions dans le paysage, de photographies. Les deux pièces présentées dans l’exposition datent des années 1970. L’une est le témoignage photographique d’une performance réalisée sur une place publique au cours de laquelle l’artiste s’est publiquement immergé dans un bidon empli d’eau. L’autre, premier travail réalisé en couleur, est une photographie de la mer Méditerranée, présentée encadrée dans un gros tuyau contenant de l’eau puisée dans cette même mer. Ces deux œuvres construites sur des principes très simples, visent à mettre en évidence les spécificités de l’eau, en particulier sa fluidité, irréductible à toute appréhension ou représentation globale. L’eau contenue dans le tuyau, ainsi que la photographie, ne sont que des parties, des fragments de la réalité qu’elles représentent. La performance est un acte à la fois violent et ludique, qui souligne ce rapport originel du corps à l’eau.

Artiste également majeure de l’histoire de la performance de ces vingt dernières années, Marina Abramovic a construit un travail sur les limites du corps confronté à des situations sociales ou physiques extrêmes. Chaque situation tente de troubler les oppositions classiques entre féminin et masculin, entre violence et amour, plaisir et souffrance, subjectivité et objectivité. La pièce « Le Lavoir source naturelle » créée à l’occasion d’une performance réalisée avec des étudiants au Centre d’Art de Kerguéhennec (Bretagne) est constitué de six films vidéos présentés simultanément, dans un dispositif théâtral. Ces six scènes autour du lavoir suggèrent une fiction dramatique et poétique, dans laquelle l’eau tient le premier rôle. Le plaisir et la souffrance sont étroitement mêlés, et éprouvés conjointement.

Nigel Rolfe, artiste anglais installé en Irlande, a lui aussi une pratique importante de performance, moyen par lequel il construit une métaphore de la violence sociale, par la violence qu’il fait endurer à son propre corps. La vidéo « Water in face » fait partie d’un ensemble intitulé « The Rope », « la corde qui nous ligote les rend libres ». Dans cette séquence, son visage est régulièrement et violemment aspergé d’eau. Cette situation semble être subie et acceptée. Ce type de dispositif conduit Nigel Rolfe à des expériences physiques très dures, pour souligner le statut du corps comme lieu social complexe, de dépassement, de concentration, de catharsis.

La pièce de Martine Aballéa, « L’Institut liquéfiant » (collection Frac des Pays de la Loire) nous conduit dans une véritable fiction. Ces 6 photographies rehaussées, incluant des textes, construisent l’histoire d’un institut particulier, dans lequel les patients ont la possibilité de devenir liquide. L’artiste joue ainsi avec un phantasme relativement répandu, ou le plaisir et le bien être sont susceptibles d’évoluer vers le cauchemar : se faire absorber volontairement ou accidentellement par quelqu’un. Là encore, désir, plaisir et mort sont étroitement mêlés, sous des dehors extrêmement raffinés.

Sculptures monumentales de verre et de métal, « les parois émotionnelles » de Claire Roudenko-Bertin, ont été initialement créées pour l’exposition « Féminin-masculin » au Centre Georges Pompidou en 1996. Insérée dans de grandes parois de verre, l’eau est présente sous la forme de parfum contenus dans des poches, et dont la composition moléculaire a été étudiée de manière à construire un espace olfactif qui agira sur les comportements et les relations humaines. Pour l’exposition, cette pièce a été transformée, pour intégrer les données spécifiques du lieu. La sculpture de Claire Roudenko-Bertin se construit sur ce principe d’inscription de la pensée dans la matière. En cela, son attitude artistique s’apparente à celle d’un chercheur scientifique. Elle utilise les sciences de la nature pour analyser et comprendre les spécificités de l’espace physique dans lequel elle travaille et utilise ces données pour déterminer la forme et la matière de la sculpture qui sera elle-même active sur son environnement. L’eau est un matériau important dans le travail de l’artiste. Chargée d’une multitude d’informations liées à l’histoire des lieux : minéraux, pollution, informations cosmiques et telluriques, l’eau est un médium particulièrement précieux pour ce travail de matérialisation de la pensée.

Jeune artiste américain, Jon Tower s’inscrit davantage dans une approche conceptuelle. C’est l’essence même de l’eau qui est mise en évidence, par un processus qui prend en compte ses trois états. Une machine fonctionnant sur le principe de déshumidificateur de l’air, et par un processus de congélation, la fait passer de l’état gazeux à l’état solide, puis liquide. L’eau récupérée ainsi peut être analysée puis éventuellement consommée. Les bouteilles d’eau présentées avec la machine sont des productions de celle-ci. L’eau a été analysée et est propre à la consommation.

« L’Homme de Bessines XXème siècle » de Fabrice Hybert (collection Frac Bretagne) est un élément d’une série illimitée lancée par l’artiste, et destinée à être diffusée dans le monde entier. Il fait partie de multiples projets de prolifération et de diffusion de Fabrice Hybert, qui construit son œuvre sur ce processus d’insertion du travail artistique dans les mouvements, les réseaux et flux sociaux, économiques et médiatiques. L’Homme Vert en résine fait office de fontaine puisque l’eau jaillit de chaque orifice de son corps. L’eau pénètre, circule et sort du corps sous différentes formes ; elle est en cela proche des circulations multiples qui préoccupent l’artiste, qui touchent à la fois l’universel et l’intimité de l’individu.

Laurent Moriceau a été invité en résidence au Centre d’Art pour donner forme à un travail déjà engagé depuis quelque temps, dans la perspective de sa présentation pour l’exposition. « Eva,Eva » est une œuvre construite en plusieurs temps, et destinée à être diffusée et utilisée par d’autre dans l’avenir. La première étape de l’œuvre a été une action au cours de laquelle l’artiste a mesuré le volume du corps de son amie (Eva) en l’immergeant dans une baignoire, chez une complice (Eva). Cette action très intime a été ensuite suivie d’une fête amicale au cours de laquelle les amis de l’artiste ont bu l’équivalent du volume du corps d’Eva en vin pétillant. La troisième étape n’a pas encore été réalisée. Elle le sera quand un village reprendra à son compte ce rituel païen en tradition. Laurent Moriceau transforme ainsi une relation amoureuse très intime, dans laquelle le désir d’absorber l’autre devient le début d’un processus de rencontre collective qui pourra être adopté par différentes cultures. En effet, outre la vidéo créée à l’occasion de l’exposition, et qui retrace les deux premières étapes du travail, le Centre d’Art en coproduction avec le Frac Languedoc-Roussilon, édite un livret en 4 langues qui pourra être diffusé massivement, et susciter de nouveaux développements d’ « Eva, Eva ».

L’exposition « Les ordonnances du réel » a pu être réalisée grâce à la collaboration des Fonds Régionaux d’Art Contemporain de Bretagne et des Pays de la Loire, du Centre d’Art de Kerguéhennec, de la Galerie Polaris, de la Galerie

L’exposition a été organisée avec le soutien de la société Phillips.